La danse, rien que la danse
« Plaisirs inconnus » ! A Chaillot, on pourra assister à une expérience unique : Quatre pièces de danse, chacune par un.e chorégraphe différent.e. Plus les intermèdes, signés d’un.e cinquième. Et alors ? Vous ne saurez jamais les noms des cinq auteurs. Même pas à la fin. Et ça change tout. Sauf la danse. Ou bien, si ?
Le concept est totalement incongru : on vous propose donc de voir plusieurs pièces de danse à la suite, sans vous révéler l’identité des chorégraphes. A-t-on déjà lu un livre, a-t-on jamais regardé un film ou une pièce de théâtre sans connaître le nom de l’auteur ou du réalisateur ? C’est impensable. En danse, c’est désormais possible. Ce qui prouve, une fois de plus, que cet art est bien différent des autres.
« Plaisirs inconnus », donc. Nous devons l’idée à Petter Jacobsson, directeur du Centre Chorégraphique National de Nancy et son assistant, Thomas Caley. Sans oublier Emma Gladstone du Sadler’s Wells de Londres, complice et partie prenante. C’est à Londres qu’a eu lieu la première de ce programme, il y a quelque temps. Et depuis, personne n’a réussi à décrypter l’identité des auteurs de ces créations. Le succès de l’expérience est donc total. Tout le monde joue le jeu, tout le monde est partant pour changer de regard sur le spectacle chorégraphique. Ni plus, ni moins.
Blind test chorégraphique
La démarche est subversive, même si elle est née au cœur de l’institution. Une contradiction ? Peut-être… Mais une contradiction délicieuse ! Dans la danse aussi, il y a un marché de l’art avec ses effets de mode, où tel chorégraphe est plus côté que tel autre. Et si on regardait la danse, et rien que la danse ? Si on se débarrassait des a priori, comme s’il s’agissait de faire un blind test chorégraphique ? Le public serait-il alors plus libre ? Après tout, c’est la danse et les danseurs qu’on aime et qu’on vient voir…
La troupe du Ballet de Nancy a par ailleurs prouvé, dans des créations des chorégraphes invités les plus côtés dans la catégorie avant-garde, qu’elle sait se plier avec bravoure à toutes les exigences. Et elle le prouve encore, dans « Plaisirs inconnus ». Car justement, Petter Jacobsson participe lui aussi à ce jeu qui consiste à miser sur des noms qu’il valorise et qui le valorisent en retour. Et il en est assez conscient pour tenter de se remettre en question. Son rôle était de forger une soirée cohérente à partir des propositions chorégraphique pour permettre au spectateur d’entrer en contact avec les œuvres, sans se poser plus de questions.
Mesures anti-paparazzi
Est-ce que ça marche ? Oui, absolument ! « Plaisirs inconnus » apporte la preuve de ce que la danse est suffisamment attirante en elle-même. Le plaisir en sort renforcé, purifié. Etait-ce facile à mettre en place ? Non, trois fois non ! Les curieux et les paparazzi sont partout. Il a fallu répéter dans un lieu secret dans les Vosges, masquer les chorégraphes qui sont venus à la première à Londres, écrire « Chorégraphe 1 » etc. sur les portes des loges, s’assurer de la complicité du personnel entier. En plus, les artistes n’ont rédigé aucune note d’intention, pour éviter que l’écriture ou la pensée ne permettent aux professionnels de les identifier.
Après, même Jacobsson ne peut éviter que le public intéressé tente d’identifier les auteurs. « A Londres, une personne a même avancé une personne qui a effectivement créé l’une des pièces. Mais il ne l’a pas attribuée à la bonne œuvre », s’amuse-t-il. Et l’erreur dans la réussite n’est peut-être pas arrivée par hasard. Car les chorégraphes aussi sont drôlement libres quand ils savent que le résultat de leur travail ne leur sera pas attribué. Certains vont donc essayer un style qu’ils ne peuvent pas pratiquer « en clair », car le marché attend d’eux de livrer un produit identifiable. D’autres peuvent brouiller les pistes en chorégraphiant « à la manière de… ».
La seule information que Jacobsson a concédée : parmi les chorégraphes qui ont accepté de jouer le jeu, il y a une majorité de femmes. Seraient-elles plus facilement d’accord pour renoncer à la gloire d’avoir été invitées par une compagnie aussi prestigieuse ? Accepteraient-elles plus volontiers de se remettre ainsi en question ? Les styles sont en effet variés. On peut rapprocher telle pièce à l’univers de Cunningham ou de Balanchine, telle autre aux facéties d’une Robyn Orlin et telle autre à des chorégraphes contemporaines radicales qui ont déjà été invitées par Jacobsson. Mais on n’en sait finalement rien, et le but est bien de ne pas se poser la question. Il n’y a qu’à se laisser porter par une soirée aussi variée, divertissante et unique en son genre.
Thomas Hahn
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